Retrouvez ici le texte intégral de la conférence-dialogue donnée lors de la journée annuelle du Y...
Le yoga: entre deux et un Texte intégral
Conférence-dialogue donnée lors de la Journée annuelle du Yoga de la FBY du 16 novembre 2024
par Philippe GEENENS & Isabelle LEYMAN
Philippe GEENENS a rencontré le yoga en 1965 à l’âge de huit ans et orienté sa vie en conséquence. Il est titulaire d’un Master en langues orientales, d’un D.E.A. en anthropologie religieuse et d’un Doctorat en philosophie (Paris-Sorbonne). Il a enseigné la littérature française au niveau de l’enseignement secondaire et la philosophie à l’université de Liège en tant que maître de conférences honoraire, il a été directeur d’une école de promotion sociale durant plus de quinze ans, et est actuellement retraité.
Isabelle LEYMAN a rencontré le yoga il y a plus de 20 ans durant ses études universitaires et l'a pratiqué de plus en plus assidument depuis cette époque. Elle est formée à l'enseignement du yoga depuis juillet 2023.
1er QUESTIONNEMENT : Définition du mot Yoga
Philippe : Et si nous tentions toi et moi, Isabelle, de trouver une nouvelle définition du « Yoga » ? En oubliant un peu tous les livres et les définitions classiques ? Et s’il existait un synonyme au mot « Yoga », un mot qui pourrait ainsi nous aider à mieux approcher et à mieux définir, plus simplement, le « Yoga » ? Quel serait-il ?
Isabelle : Je pense au mot « union ». « Yoga » signifie « union ». Les mots « union », « unité », renvoient à une réalité une. C’est l’idée d’un tout indivisible, d’harmonie, ou de cohérence entre différentes « choses ». De manière générale, nous vivons dans un monde duel ou pluriel. Un monde dans lequel nous sommes en présence d’éléments, d’objets, d’idées, d’envies apparemment opposées ou contraires, ou encore différentes, qui sont complémentaires ou qui ne le sont pas. Et cela au sein d’une même réalité. Le yoga nous invite à passer de la dualité à l’unité.
Ainsi, nous fonctionnons souvent de façon duelle. Il existe en nous et autour de nous des choses contraires. Souvent, nous avons des envies contraires, des sentiments contraires, des idées contraires. Par exemple, nous avons envie de bouger physiquement, mentalement, comme de nous promener dans les bois, que nous voyons de la fenêtre et nous devons pourtant rester assis derrière notre bureau ou notre poste de travail. A l’inverse, parfois nous n’avons pas envie de bouger or que nous devons nous lever et aller travailler. Ou encore, nous avons envie de nager, de courir, mais il nous faut étudier, nous poser, réfléchir voire méditer. Nos envies ne correspondent pas toujours à la situation.
Faut-il surmonter et contrarier systématiquement nos envies ou s’affranchir de toute situation et de notre environnement ? Surtout, comment faire pour garder et préserver cette qualité de calme que nous connaissons parfois, ce calme, alors que nous bougeons. Et aussi pour conserver cette qualité de mobilité et d’activité positive alors que nous restons pourtant moins mobiles. C’est vraiment ce à quoi nous engage le Yoga. Il nous invite à harmoniser les contraires, à concilier les contraires, les activités même si elle semblent opposées. Il s’agit de passer ainsi de la dualité à l’unité.
Philippe : Il me semble que nous pouvons vraiment insister sur ceci que, très souvent, nous sommes surtout comme coincés entre différentes réalités, comme prisonniers de toute une série de phénomènes qui ne s’accordent pas entre eux : la vie de famille, le travail, la vie sociale...
Isabelle : Oui, tout à fait. Nous sommes tiraillés entre tous les aspects de la vie. Nous sommes amenés à devoir concilier toutes les facettes de nos vies. Et nous pouvons nous demander comment le yoga nous permet d’amener de l’unité dans cette multiplicité, pluralité d’activités, de facettes, de réalité dans notre vie. Ainsi, dans une même journée, nous allons cuisiner, travailler sur un dossier, écrire un texte, préparer et peut-être donner un cours de yoga, nous occuper de nos enfants. A travers cette diversité d’activités, comment aller vers l’unité ? Le yoga, en ce qu’il est union, nous invite à pratiquer, faire chaque chose avec la même attention, la même tranquillité, la même présence pour chacune des activités.
Yoga – union – signifie également nous prévaloir des présences ou des distances justes dans nos actions quelles qu’elles soient. Mais également d’avoir le même soin ou souci de l’autre, des autres dans chacune de nos actions quelles qu’elles soient. Ainsi, que ce soit maintenant lorsque nous sommes en train d’écouter une conférence sur le yoga, ou lorsque, dans notre travail, nous écoutons la demande d’un client, d’un collègue, ou encore durant une balade dans les bois, ou lors d’une conversion téléphonique avec une amie ou en suivant un cours de yoga, notre présence devrait être de la même qualité. Aucune de ces activités ne pourrait exister sans une présence juste…
Le yoga cherche à créer des conditions par lesquelles nous sommes toujours présents dans chaque action, à chaque instant. Et cela s’apprend, se pratique, s’expérimente à travers la pratique des différents membres du yoga. Ainsi, durant une séance, le yoga nous invite à pratiquer, à prendre les postures, qu’il s’agisse de postures simples comme « la posture debout » ou plus exigeantes, comme celle de « la chaise » ou « du guerrier », avec la même tranquillité. Il nous demande de les installer et d’y demeurer un certain temps avec la même tranquillité, la même présence, la même conscience. Il nous encourage à la répéter avec la même harmonie entre le mouvement, le geste ou le positionnement du corps et le mouvement lent du souffle. Enfin, il nous incite à tenir et/ou à répéter la posture avec (et encore), le même équilibre entre une détente subtile et un effort mesuré, parfait.
De façon décisive, le yoga est union. Il nous invite à l’unité en posant la même attention, la même conscience dans toutes les actions que nous entreprenons.
Philippe : Et vous, qu’en pensez-vous ?
Christian : Je me demande combien d’images se sont présentées à nous depuis le début de cette conférence, de ce dialogue. étions-nous, sommes-nous vraiment présents à ce qui a pu se dire ?
Philippe : N’en est-il pas ainsi à chaque instant de notre vie ? Comment passer de la vie mondaine à l’existence, au sens vrai de ce terme ? Comment transiter d’une illusion de présence à une présence authentique ?
Catherine : Il est plus facile de s’adonner à une activité que nous aimons et d’y être vraiment en présence, plutôt qu’à une activité que nous n’aimons pas.
Philippe : Bien sûr ! Dès lors, que convient-il de faire ? D’abord, cette activité que nous n’aimons pas est-elle nécessaire ? Qui a dit qu’elle était nécessaire ? Et pourquoi le serait-elle ? Et dans le cas où elle est nécessaire, comment agir et qu’en penser ? Sans doute, il convient d’abord de se demander pourquoi nous ne l’aimons pas. Et ensuite de se relier à l’aspect le plus neutre de cette activité, trouvant ainsi en nous une autre qualité de présence à l’activité, avec une certaine absence ou à tout le moins une distance vis-à-vis de son aspect le moins agréable.
Béatrice : Nous sommes souvent en pilotage automatique. Nous pouvons prendre l’exemple de la conduite automobile : nous nous rendons souvent d’un endroit à un autre sans vraiment y penser. Sans en être conscient.
Philippe : C’est là une très belle métaphore pour décrire l’absence de conscience qui caractérise la vie mondaine, la quotidienneté existentielle.
Patricia : Il est difficile de rester présent à une activité quand celle-ci s’inscrit trop longuement dans la durée.
Philippe : C’est bien vrai. Cela est dû à la dynamique des « substances » (guṇa-s), qui constituent notamment le fond de notre psychisme. Trop de mobilité et d’attention soutenues (rajas) entraîne le désir de nous détendre (sattva) voire de dormir (tamas). Trop d’immobilité ou de repos (tamas) conduit à désirer nous mettre en mouvement voire à nous agiter (rajas). Il est important que nous trouvions peu à peu grâce à la pratique du yoga une harmonisation progressive de ces substances internes. C’est particulièrement le cas dans les états psychiques les plus conscients, « ekāgra » (recueillement) et « niruddha » (suspension), qui déclinent diversement la méditation et qui, plus particulièrement, consistent en une harmonie entre, d’une part, la légèreté et la clarté en nous (sattva) et, d’autre part, l’obscurité et la gravité en nous (tamas).
2ème QUESTIONNEMENT : …Mais nous sommes duels
Philippe : Et pourtant, à bien y réfléchir, nous sommes nous-mêmes comme une dualité, comme duels, comme deux en un. Nous nous vivons souvent comme un corps et un psychisme associés comme ils peuvent. C’est là, dès l’enfance, notre perception de nous-mêmes, la perception première de ce que nous sommes. Qu’en penses-tu ?
Isabelle : C’est vrai. Nous sommes très souvent perçus comme un corps et un mental et nous nous percevons très souvent comme étant un corps et mental. De là, les tentations et les tentatives de soumettre le corps au mental ou de réduire notre personne au mental, de nier cette dimension très physique, tout à la fois minérale, végétale et animale, de nous-mêmes.
Dans le Phèdre de Platon, dans ce superbe dialogue si spiritualiste, le philosophe pose une métaphore : le corps est comparé à des chevaux indomptés, les sens aux rênes qui permettent de les retenir ou de les lâcher, et le mental au conducteur, à l’aurige tenant en main fermement les rênes, autant qu’il peut. Ce ne serait jamais de la faute du conducteur si les cavales s’emballent. Mais bien celle des chevaux, autrement dit, si nous comprenons bien la métaphore, ce serait donc de la faute du coprs. Le problème est qu’en méjugeant ainsi le corps, on en arrive très vite à lui refuser le droit de s’exprimer. Dénigrer le corps, c’est nier le corps. C’est nier son caractère propre, sa positivité, son existence, tout simplement.
Philippe : Et le corps pourtant, le corps est le meilleur ami de l’âme.
Isabelle : Certainement. Et plus gravement, ne pas l’entendre ni le reconnaître, c’est aussi ne pas voir, ne pas discerner le grand problème de la nature humaine. A vrai dire, la source de tous les maux est l’instabilité du mental. L’origine de nos problèmes est mentale et non corporelle. C’est pourquoi les Aphorismes du Yoga nous incitent à rechercher un état où les activités ordinaires du mental sont suspendues ou arrêtées au profit d’une autre activité, qui est la perception supérieure de ce qui nous est essentiel. En tout cas, le mental ferait bien, au contraire de la métaphore des cavales rétives, récalcitrantes, du Phèdre, d’écouter ce que le corps peut lui dire. Mais encore faut-il l’écouter...
Philippe :
Qu’il est doux parfois d’être de ton avis,
Frère aîné, ô mon corps,
Qu’il est doux d’être fort
De ta force
De te sentir feuille, tige, écorce
Et tout ce que tu peux devenir encor’,
Toi, si près de l’esprit.
Toi, si franc, si uni
Dans ta joie manifeste
D’être cet arbre de gestes
Qui, un instant, ralentit
Les allures célestes
Pour y placer sa vie.
(Rainer-Maria Rilke : Vergers, 27)
Isabelle : Tu parlais de cette première perception de notre dualité, corps et mental. Le Yoga nous indique qu’il existe une autre perception, une seconde perception possible, si nous nous ouvrons à une autre sensibilité de nous-mêmes. Il s’agit alors de percevoir peu à peu ce qui change et ce qui ne change pas en nous. D’un côté, le corps et le mental changent incidemment à chaque instant. De l’autre, ce qui ne change pas, et qui est de l’ordre d’un désir pur et absolu de bonheur, de bien-être, de « liberté » disent les Indiens, et qui influence positivement toutes nos actions et nos idées, notre existence, pour peu que nous acceptions cette influence, c’est ce que précisément les Aphorismes du Yoga nomment et appellent l’âme ou l’esprit, puruṣa. Cette influence de l’âme ou de l’esprit sur le corps et le mental est comme celle d’un aimant vis-à-vis du métal le plus pur devenu, ainsi transmuté par l’alchimie du Yoga. Mais encore devons-nous pouvoir sentir, nous relier puis nous unir à cette sublime influence. Et ainsi, plutôt que de rester corps et mental, devenir enfin corps et âme.
3ème QUESTIONNEMENT : Nous unir à quoi ?
Philippe : Nous unir à l’âme ou à l’esprit, c’est peut-être pour nous, pour moi en tout cas, beaucoup demander. Est-ce vraiment cela « l’union », qui se dit « yoga » en sanskrit ? Le Yoga, est-ce l’union à l’esprit ?
Isabelle : De fait, nous unir à l’âme ou à l’esprit, c’est sans aucun doute viser très haut. Peut-être, pourrions-nous avancer petits pas par petits pas. Ce ne serait pas si mal déjà de pouvoir nous unir au corps. D’ordinaire, nos sensations corporelles nous sont comme écliptiques, intermittentes, séparées les unes des autres. Nous manquons la perception, la sensibilité holistique du corps. Cependant, la pratique des postures (āsana) et de la régulation du souffle (prāṇāyāma) conduisent à pratyāhāra, au retournement des sens vers le corps et jusque dans l’énergie du corps.
Āsana, prāṇāyāma nous conduisent à avoir une perception plus fine du corps, de son positionnement, des tensions présentes, des énergies qui le traversent. La pratique d’āsana et de prāṇāyāma nous amène spontanément à pratyāhāra mais contrairement à ce que l’on peut penser ce n’est pas priver nos organes des sens de leur activité mais les replacer à leur juste place. C’est manger lorsqu’on a faim et non plus à cause d’un besoin artificiel et tyrannique d’une faim compulsive venue de nos sens… à la vue d’un morceau de tarte brésilienne nappée de crème fraîche bien ferme, à l’odeur de notre plat préféré en train d’être préparé, au son d’un bouchon de champagne sautillant …
Philippe : L’union au corps. Est-ce donc cela que signifie ultimement « l’union », « yoga » ?
Isabelle : Nous unir au corps, c’est un premier pas. Mais notre perception première de nous-même est duelle : nous sommes un corps et nous sommes aussi un foisonnement d’idées qui s’égrènent sans cesse. Nous sommes au moins deux voire plus : un corps et des idées. Le corps et le mental. Le yoga nous invite à les unir …. Mais comment ? La pratique d’une attention particulière aux régions corporelles (dhāraṇā) nous enseigne comment unir le corps au mental. La pratique de dhāraṇā nous encourage à orienter notre mental dans une seule direction et nulle part ailleurs. En aiguillant le mental vers une activité particulière, en nous concentrant sur certaines régions du corps, au fur et à mesure que l’attention s’intensifie les autres activités du mental s’amenuisent petit à petit… en quelque sorte, le mental s’unifie et le mental s’unit au corps. De même, la méditation (dhyāna), en transmutant nos affects sensibles en nobles sentiments, en transformant nos émotions en sentiments, et en inscrivant ces sentiments dans le corps, nous enseigne comment unir le mental au corps.
Philippe : L’union du corps et du mental. Est-ce donc cela que signifie ultimement « l’union », « yoga » ?
Isabelle : Pas tout à fait. Cet apprivoisement de nous-même par nous-même, cette approche lente, hésitante, bienveillante, du corps et du mental, serait sans objet si nous vivions seul sur une île déserte, au milieu de nulle part. Le Yoga va plus loin … Le Yoga nous demande, nous fait la demande, de poser l’autre, les autres, avant nous-même. Ainsi, il nous demande d’installer la non-violence, le soin apporté à la vérité, l’intégrité, la tempérance, le désintéressement. Ce sont les cinq yama-s, les grandes vertus qui règlent notre rapport à autrui.
De même, il nous demande de cultiver les niyama-s, ces cinq autres vertus qui règlent notre rapport à nous-même en vue de notre élévation spirituelle, à savoir la recherche de la pureté, de la satisfaction, de la volonté, l’enquête sur soi et l’abandon du fruit des actes. Les niyama-s servent tout autant à notre propre développement qu’à notre relation aux autres. Si nous nous sentons en épanouissement personnel et en confiance, c’est aussi tout bénéfice pour les autres, pour tous ceux qui nous entourent. Mais à la réflexion, nous unir par-là aux autres est bien plus difficile que de nous unir au corps ou que d’unir le corps au mental. Ce rapport parfait entre nous et les autres se dit symboliquement, dans le vocabulaire du Yoga, l’union de prāṇa et de apāna, c’est-à-dire, l’union de l’énergie qui prend et intègre (prāna) et de l’énergie qui désintègre et rejette (apāna).
C’est alors que les rapports entre le « nous » et le « vous », entre le « moi » et le « toi » sont profondément modifiés au profit comme d’une fraternité, d’une complicité, d’une unité dont on n’a pas idée d’ordinaire.
Philippe : L’union à autrui. Est-ce donc cela que signifie ultimement « l’union », « yoga » ?
Isabelle : Pas nécessairement. Certains pratiquants ou méditants du Yoga sentent que leur cheminement éthique et spirituel consiste essentiellement pour eux à se tourner vers le Divin. Et l’union au Divin est alors pour eux le sommet de la démarche, de la pratique, de la méditation. La méditation vers et en le Divin instille des sensations de transcendance et d’échappée qui touchent le méditant jusque dans les moments les moins attendus de son existence. Ces sensations de transcendance et d’échappée l’ouvrent à une indescriptible joie autant qu’à une très simple et très vraie plénitude.
Philippe : L’union au Divin. Est-ce donc cela que signifie ultimement « l’union », « yoga » ?
Isabelle : A nouveau, pas nécessairement. Pour d’autres pratiquants ou méditants, ce pour quoi et ce vers quoi il s’agit de cheminer, c’est effectivement l’union du mental ou de l’intelligence à cette autre Transcendance qu’est l’âme ou l’esprit, puruṣa, ce pur espace de liberté qui nous habite toujours, éternellement-présent en nous sans que pourtant que nous le sentions vraiment, à moins que nous apprenions à éveiller cette infuse Conscience par la Méditation (samādhi).
Philippe : L’union à l’âme, à l’esprit. Est-ce donc cela que signifie ultimement « l’union », « yoga » ?
Isabelle : Sans doute. Mais très concrètement, pouvons-nous dire, « l’union », « yoga », signifie l’union de nous-mêmes à nous-mêmes, l’union de soi à soi, l’union de notre corps, de notre mental et de notre esprit. Tout simplement, l’union de nous-même à nous-même. De telle sorte qu’il n’y ait plus en nous aucune frontière intérieure, aucun clivage, aucune césure, aucune coupure de nous-même à nous-même. La conduite de notre existence, de nos choix, de nos paroles et de nos actes devient ainsi beaucoup plus claire, pour nous et pour tous ceux qui nous entourent.
Philippe : Et vous, qu’en pensez-vous ?
Koenraad : C'est quelque chose qui force l'unité entre le char et les animaux qui le tirent. C'est ce que fait le méditant: il force ses pensées à se diriger vers un point précis. Je pense que c'est cela le sens du mot yoga.
Philippe : C’est vrai que « joug » a une connotation négative voire péjorative. Mais le « jungere » (« unir ») du latin, qui vient de la même racine indo-européenne, est souvent positif voire laudatif. Au plan étymologique, « yoga » vient de la racine sanskrite « yuj » qui signifie « union » (yukti) mais aussi « concentration, Méditation » (samādhi). Au plan sémantique, l’aspect restrictif et confinant de « l’union » appartient bien plutôt au concept de « dhāraṇā » (l’attention), que l’auteur des Aphorismes du Yoga définit comme « le confinement du mental dans une région (du corps subtil) » (cf. Yogasūtra III 1) ... Mais pas au concept de « yoga », de « l’état de yoga », synonyme de « samādhi » (Méditation). Merci en tout cas d’avoir rappelé à notre attention la polysémie des concepts philosophiques en général et du mot « yoga » très précisément.
Daniel : L’expérience du yoga est éphémère. Elle ne dure vraiment ni dans le temps ni dans l’espace. De même, l’union à l’autre, qu’il s’agisse purement d’un autre ou d’un autre moi-même, est fugace.
Philippe : Il en est ainsi, en effet. Néanmoins, ce qui caractérise cette « expérience du yoga », c’est tout d’abord qu’elle peut, et fort heureusement, se répéter, c’est-à-dire, non pas se réitérer mécaniquement, ce qui est la logique de la transmigration, du saṃsāra, mais se répéter – au sens où l’entend Derrida – se reprendre comme pour creuser un sillon plus profond, s’approfondir. D’autre part, cette expérience laisse des traces, en l’occurrence des impressions mentales (pratyaya-s) qui, elles, sont durables et fondatrices de notre progrès.
Sylvie : Les neuro-sciences approfondissent ce point concernant la répétition: l'expérimentation du bien-être du yoga laisse des traces au niveau cérébral, si fugaces soient-elles au moment où elles sont là. Elles sont fugaces et ancrées par la répétition.
Philippe : Si je te comprends bien, transmuter la « vie » en « existence », ce serait comme de transformer un manuscrit en palimpseste.
4ème QUESTIONNEMENT : Qu’est-ce que l’union ?
Philippe : Et pourtant l’union n’implique pas la disparition des différences. Deux mains jointes en namaste restent deux mains, même jointes. Chacun de nous est un corps, un mental, une âme. Trois en un. Le corps et le mental appartiennent au monde du changement, de la Nature, de la prakṛti. Ils sont de et dans la Nature. L’âme ou l’esprit, puruṣa, appartient au monde spirituel du non-changement. Nous sommes toujours changement et non-changement. Nous restons deux en un.
Isabelle : De même, d’un point de vue plus concret, l’union, aussi belle, sensible et profonde qu’elle soit, n’implique pas l’abolition absolue de toute séparation : il y a toujours un espace, un écart, un intervalle, aussi mince et ténu soit-il, entre les deux mains jointes. Collées l’une à l’autre, il est toujours possible de les séparer. Aucun contact n’abolit absolument l’intervalle. L’union n’est donc pas absorption, incorporation, transformation, création d’une nouvelle chose. Deux mains jointes en namaste ne deviennent pas une seule main… Elles pourront donc toujours être séparées. Ainsi, dans la pratique des āsana-s, nous adoptons un positionnement du corps qui imite un arbre, un chien tête en bas, un palmier... Nous imitons, nous devenons comme un avec l’arbre, le chien tête en bas, le palmier, mais bien évidemment nous ne devenons jamais l’arbre, le chien tête en bas, le palmier...
Philippe : De même, dans l’union au corps, nous ne devenons jamais essentiellement un corps. Nous sommes pas qu’un corps, nous ne sommes pas essentiellement un corps. Dans l’union du corps et du mental, nous ne devenons jamais essentiellement ni un corps ni un mental. Nous ne sommes pas qu’un corps et un mental, nous ne sommes pas essentiellement un corps et un mental. Dans l’union aux autres, à ces autres nous-mêmes, nous ne devenons évidemment jamais les autres. Comme dans l’union au Divin, nous ne devenons jamais le Divin. Et dans l’union à l’âme, à l’esprit, nous ne devenons jamais essentiellement l’âme ou l’esprit. Nous ne sommes pas qu’une âme ou un esprit, nous ne sommes pas essentiellement une âme, un esprit.
Isabelle : Un, deux, plusieurs... Unis, désunis... La grande question reste en suspens : Qui sommes-nous ?
Philippe : Et où sommes-nous ? Avec quoi ? Pourquoi ? Qui peut le dire ?...
Et vous, qu’en pensez-vous ?
Yves : Ne peut-on dire que le chemin est plus intéressant que la réponse ?
Philippe : Je dirais en effet que le cheminement, l’éthos ou l’éthikos, face à l’horizon qui recule et se dérobe, est plus essentiel qu’aucune arrivée et donc qu’aucune réponse.
5ème QUESTIONNEMENT : Les autres expressions de l’unité
Isabelle : Dans la philosophie du yoga, nous rencontrons plusieurs concepts qui disent, qui expriment l’unité ou la recherche de l’unité :
- ekāgra : ou le recueillement ; le fait de focaliser son attention sur un seul point, un seul objet, sans se disperser ni être perturbé par des distractions, le fait de se rassembler vers l’un,
- samāpatti : ou l’harmonisation ; le fait de tomber complètement en accord avec la réalité,
- samādhi : ou la Méditation avec un « M » majuscule ; le fait de se poser harmonieusement jusqu’au plus profond avec la réalité ; dans cet état, seule la réalité brille. Il n’y a plus d’objet, plus de sujet … Il n’y a plus que la réalité.
Ainsi, de loin en loin, il est un peu partout question d’unité.
Philippe : Dans cette haute Méditation qu’est le samādhi, l’unité suppose l’imperception, l’indistinction du sujet et de l’objet. Il n’y a plus qu’une seule réalité, une seule perception, supérieure, seulement une absolue rencontre, fusionnelle entre un sujet évanoui et présent dans l’objet, et réciproquement, entre l’objet évanescent et le sujet disparu. Ce n’est qu’en revenant à la vie mondaine que le Méditant se retrouve en tant que sujet, en tant que personne.
Isabelle : Plus concrètement, dans notre vie et notre pratique quotidienne, nous pouvons aussi goûter ce type d’expérience à notre niveau. Nous pouvons goûter au samādhi, à l’état dans lequel il n’y a plus de distinction entre le sujet et l’objet. Par exemple, dans la pratique de la régulation du souffle, du prāṇāyāma, lorsque nous devenons tellement proches et même comme presque-un avec le Souffle, nous pouvons percevoir que la respiration s’est effectuée tout en harmonie et surtout en marge de toute intervention volontaire, si tant est que nous puissions en avoir la sensation, après coup. Dans cet état, nous ne sommes plus un être qui respire mais nous sommes un avec le souffle… Nous sommes le souffle…
Ou encore, dans le ravissement esthétique. Devant des œuvres telles que les tournesols, de Van Gogh, le déjeuner sur l’herbe, de Claude Monet, le baiser, de Klimt, lorsque nous sommes tout-en-vue, tout-en-arrière d’une toile, sublime ... Lorsque nous écoutons la Lettre à Elise de Beethoven, Imagine de John Lennon, All de Yann Thiersen … Nous sommes alors tout-en-écoute, tout-en-deçà d’une mélodie, sublime ... Nous ne sommes plus alors, nécessairement, ni spectateurs ni auditeurs, mais comme un avec la toile ou la musique.
6ème QUESTIONNEMENT : Sur le discernement
Philippe : Cependant la philosophie du yoga met aussi puissamment en exergue le discernement, viveka. Mais qu’est-ce que le discernement ? Que s’agit-il de distinguer ?
Isabelle : Le discernement scinde l’un en deux. Il divise et distingue le deux dans l’un. La philosophie du yoga est étroitement conjointe à celle du Sāṅkhya, qui est une philosophie dualiste. Le Sāṅkhya distingue :
- l’Esprit, inchangeant, pure conscience, puruṣa,
- et la Nature, changeante et inconsciente, prakṛti.
Le corps et même le mental jusqu’en ses strates supérieures participent de la prakṛti, de la Nature. Ainsi, le mental n’est pas la Conscience. C’est précisément ce que, selon le Yoga, il convient de bien discerner, de distinguer, à tout le moins d’entrevoir : la Conscience au-delà du mental, la Conscience au-delà de la raison, la Conscience au-delà de la volonté, la Conscience au-delà de l’intelligence. La Conscience est métapsychique.
Philippe : Le discernement consiste-t-il donc uniquement à distinguer l’Esprit, à viser ce qui existe au-delà du mental ? Est-ce bien cela ?
Isabelle : Uniquement, non. Le cheminement importe au moins autant que l’arrivée. C’est pourquoi, dans l’éthique du yoga, l’essentiel est de discerner ce qui favorise notre élévation (apavarga) et ce qui ne la favorise pas.
Philippe : Ce qui ne favorise pas notre élévation est sans doute à proscrire ?
Isabelle : à proscrire, pas nécessairement. Certes, ce n’est pas à prescrire. Cependant ce qui ne nous élève pas n’occasionne pas nécessairement notre descente. Il existe une foule d’expériences jouissives, douloureuses ou plus anodines, rassurantes ou inquiétantes, qui font partie de notre quotidienneté, de nos habitudes existentielles et que nous devons bien assumer comme telles. Mais en revanche c’est un bien grand manque de discernement, de distinction que de discerner, de distinguer, ce qui ne mérite pas d’être discerné, d’être distingué.
Par exemple, voilà quelqu’un qui manifeste de l’agressivité à mon endroit. Dois-je discerner deux réponses plus ... ou moins ... violentes de ma part, selon l’agression subie ou ressentie ? Certainement pas. Par contre, me demander : ai-je ressenti plus que je n’ai subi, ou l’inverse ? Cela, c’est plus intéressant. Pourquoi ? Cela même est susceptible de m’apprendre quelque chose sur moi. Ainsi, le plus grand discernement est de discerner ce qui doit vraiment l’être. Et ce qui doit l’être ne doit l’être qu’en vue de « notre » élévation. « Notre », c’est-à-dire, la mienne, la tienne, la leur ... Pour le reste, il paraît opportun de ne pas chercher à vouloir tout discerner.
Philippe : Il me semble, après tout ceci, que nous pouvons avancer, simplement, à propos du discernement ou de la juste distinction, qu’il s’agit, pour l’essentiel, de pouvoir distinguer ce qui est essentiel de ce qui est inessentiel.
Isabelle : Effectivement. Mais reste à savoir …. ce qui est essentiel et ce qui est inessentiel.
Philippe : Nous le savons, nous le savons par intuition et ce savoir intuitif, il est vrai, nous est rarement conscient, il nous est le plus souvent inconscient. Mais si nous savons ce qui est essentiel et ce qui est inessentiel, il faut cependant ajouter : « pour nous ».
Isabelle : Pour nous ?
Philippe : Oui, « pour nous ». « Pour chacun d’entre nous ». Nous savons ce qui est essentiel et inessentiel pour nous. Nous savons par exemple quelle pratique nous est essentielle. Pour certains, c’est la pratique de āsana(s). Pour d’autres, la méditation. Pour d’autres encore, c’est selon, la marche, la course à pied, la peinture, le dessin, la pratique d’un instrument de musique, le chant, la voile, l’écriture, la lecture ... Et ainsi de suite. Et cela même sans être pour autant un grand pratiquant de yoga, un grand méditant, un grand sportif, un grand peintre, un grand musicien, un grand navigateur, un grand voyageur, un grand écrivain, un intellectuel et que sais-je encore ? ... Sauf pour le dandy et pour le mélancolique, chacun trouve ou rencontre tôt ou tard « son » activité, qui provoque son enthousiasme et le met à l’œuvre, face à son grand œuvre, diffus symbole de ses idéaux les plus secrets, les plus intimes.
Isabelle : Sans aucun doute, c’est alors que la pratique devient « vocation ». Nous lui appartenons bien plus qu’elle ne nous appartient. Et c’est cette co-appartenance, cette réappropriation mutuelle de nous-mêmes par la pratique et réciproquement, que les Aphorismes du Yoga appellent vraiment « la pratique » (abhyāsa) ...
Philippe : Encore faut-il préciser que, si nous connaissons toujours « nos essentiels », nous ne connaissons jamais ceux des autres. Nous savons ce qu’est pour nous légitimement le bien, notre bien, notre droit, donc notre devoir, donc notre destination, à vrai dire notre « dharma », mais jamais celui des autres. Et cependant, nous pouvons partager des enthousiasmes ...Ce qui constitue sans doute les plus grandes et les plus belles joies de la condition humaine.
Isabelle : Parfois aussi, dans la quête de l’essentiel, les situations existentielles deviennent particulièrement complexes et épineuses. Ainsi, selon l’éthique du Yoga, il est essentiel de cultiver tout à la fois la non-violence et la sincérité. Mais que se passe-t-il lorsque la sincérité et la non-violence entrent en conflit ? Par exemple, l’un de nos étudiants en yoga voudrait à son tour devenir professeur de yoga. Or, nous aimons beaucoup cette personne, nous partageons avec elle beaucoup de belles choses et nous apprécions ses qualités. Cependant, nous la considérons, à tort ou à raison, comme beaucoup trop instable ou alors comme beaucoup trop rigide ou encore comme beaucoup trop sûre d’elle-même ... Que faire ? Faut-il lui déconseiller de devenir professeur ? En lui expliquant pourquoi ? Quelle violence ! Faut-il ne rien dire du tout ? Où est alors la sincérité et le désir de coller à la réalité ? Qu’est-ce qui est plus essentiel, de la sincérité ou de la non-violence ?
Philippe : La non-violence. Sans coup férir, la non-violence ... Cependant, dans ce genre de situation, même si c’est difficile, il est malgré tout possible de tenir un discours indirect qui va insister, le cas échéant, par exemple sur la nécessité de la stabilité. Ainsi, demander : « Comment comptes-tu faire pour engager tes étudiants, dès le premier cours et sans être injonctif, à rechercher et à cultiver la stabilité ? Car tu sais combien la pratique du yoga vise pour l’essentiel à amener et à asseoir la stabilité en chaque pratiquant. » Par exemple. C’est ainsi mettre notre étudiant en question sans le mettre directement en question. C’est le confronter à lui-même et à ses responsabilités. L’essentiel premier, la non-violence, est préservé, mais l’essentiel second, la sincérité, est bien pris en compte.
Isabelle : Si le yoga nous invite à distinguer ce qui est essentiel, il nous suggère également de nous détacher de l’inessentiel. C’est la notion du détachement ou du dépassionnement (vairāgya) ... Pourquoi ? Justement pour nous tourner vers l’essentiel, pour faire de l’essentiel le lieu d’une possibilité nouvelle, d’une pratique, d’une méditation.
Ainsi, sur notre tapis, lorsque nous réalisons un chien-tête-en-bas, nous pouvons chercher à conserver le dos plat ou encore à garder les talons au sol. Mais est-ce essentiel ? Ne sommes-nous pas alors plus près de notre représentation de la posture et aussi de la représentation de ce que nous sommes ou voulons être, et de ce que nous devons faire, plutôt que dans la posture elle-même ? Ne sommes-nous pas, plutôt que dans une posture, dans une imposture ?
N'est-il pas alors temps de se détacher de ces représentations et de rechercher l’harmonisation du corps et du souffle, notre présence au corps et aux sensations qu’il procure, la recherche de l’effort parfait, la détente, l’ouverture à ce qui nous dépasse et nous emmène toujours un peu plus loin sans pourtant que nous dépassions jamais nos limites (ananta-samāpatti) ?
Tout cela n’est-il pas plus important, plus essentiel ? La vie n’est-elle pas trop courte pour que nous puissions prendre ce luxe frivole et indécent de passer à côté de l’essentiel ?
Philippe & Isabelle :
"In this short Life that only casts an hour
En cette courte Vie qui ne dure qu’une heure
How much - How little - is within our power
Comme tant - comme peu - est en notre possession
This is the place they hoped before
Voici l’endroit où ils ont espéré avant moi
Where I am hoping now
Et où j’espère maintenant
The things we thought that we should do
Les choses que nous pensions devoir faire
We other things have done
Nous en avons fait d’autres
Lest Love should value less
De peur que l’Amour apprécie moins
What Loss would value more
Ce que la perte apprécierait davantage
“Was not” was all the statement
“N’était plus” : voici tout l’énoncé.
The Unpretension stune
Stupéfiante simplicité
I know Suspense - it steps so terse
Je connais le Suspens - il vient à pas précis
I cannot see my soul, but know’tis there
Je ne peux voir mon âme, mais je sais qu’elle est là"
(Poèmes épars d’Emily Dickinson : in Emily Dickinson : Poésies complètes, trad. Françoise Delphy, Edition Bilingue, Flammarion, Paris, 2009).
Philippe : Discerner l’essentiel ... Discerner l’inessentiel ... Et vous, qu’en pensez-vous ?
Dominique : On n’arrive certainement pas au discernement dans l’agitation.
Philippe : Certes. Le discernement (viveka) est étroitement associé à la Méditation (samādhi), elle-même caractérisée par l’harmonisation des trois substances (guṇa-s), ce dont il a été question tout à l’heure. Alors, ce sont la claire légèreté (sattva) et la gravité plus opaque (tamas) de la perception qui prennent le pas, précisément sur l’excitation et la mobilité (rajas). Nous sommes là, en Méditation, dans un entre-deux, dans un clair-obscur de la Conscience qui est bien loin de tout aveuglement et de toute agitation.
Patrick : De tout ceci, je retiens surtout l’importance et la difficulté de l’union aux autres ...
Philippe : C’est effectivement capital. Au fond, pourquoi est-il si difficile d’être vraiment avec les autres ? Comme aussi de pratiquer régulièrement le yoga ? Dans les deux cas, nous sommes confrontés à nos limites. La pratique du yoga nous apprend à reconnaître nos limites, à les respecter, à ne pas chercher à les dépasser et, en les respectant, à favoriser ainsi leur dépassement ténu, inattendu, involontaire. Se détendre, se poser et se reposer près des seuils et des limites. Sentir bouger les seuils, se déplacer et reculer les limites ... C’est tout un apprentissage. Mais a priori, nous n’aimons pas être confrontés à nos limites. Il en va exactement de même dans la relation à autrui. Elle est elle-même limitée et limitante. Dès lors, être-avec (autrui) constitue un idéal et une éthique aussi importants que de prendre place sur un tapis de yoga. C’est d’ailleurs par là que l’auteur des Aphorismes du Yoga commence l’éthique du yoga : par les yama-s, par les grandes vertus qui harmonisent notre relation aux autres.
7ème QUESTIONNEMENT : Finalement, le yoga nous conduit-il toujours vers l’unité ?
Philippe : Après tout ceci, pouvons-nous encore affirmer que le Yoga nous invite à passer de la multiplicité - ou de la dualité - à l’unité ?
Isabelle : Oui, certainement. Ainsi, à propos de la pratique des postures, des āsana-s, les Aphorismes du Yoga nous enseignent que la conséquence positive de cette pratique est l’affranchissement vis-à-vis des paires d’opposés. Autrement dit, grâce à la pratique de āsana, le pratiquant, le méditant reste toujours, dans n’importe quelle situation, un, indivis, égal à lui-même ... L’entraînement sur le tapis peut être transposé dans notre vie quotidienne, lors des événements que nous traversons…
Exemple : nous apprenons qu’un de nos très proches est gravement malade. Le risque est grand que cela provoque en nous une insoutenable préoccupation, un immense souci, une grande peur et même une vraie tristesse ... Que nous assumerons. Mais nous pouvons nous poser calmement même au sein de cette impétueuse insécurité. Nous pouvons – nous devons si nous le pouvons – nous demander presque immédiatement ce que cette situation peut positivement apporter. Peut apporter à cette personne malade. Peut apporter à son entourage. Et peut apporter jusqu’à nous-même, finalement ...
A contrario, nous vivons une grande joie affective, familiale, professionnelle, autre ... Sans réserve ni complaisance, nous nous abandonnons à cette joie. Mais sans supputation ni scepticisme, quelque chose en nous demeure au-dessus de cette joie même. Nous existons alors une sorte de joie seconde, celle de pouvoir contempler cette joie pour ce qu’elle est ... Avec la pratique du yoga, il n’y a jamais rien de trop ni de trop peu pour nous faire sortir de ce que nous sommes. Nous sommes et restons égal à nous-même. En ce sens, nous sommes un.
Philippe : Pouvons-nous dire dès lors, de façon univoque et paradoxale, au nom de notre duelle nature – intelligence et esprit – et au nom de leur souhaitable discernement, que le Yoga nous engage tout autant à aller vers le deux ?
Isabelle : Bien sûr. Comme il nous engage à aller vers le un, il nous engage à aller vers le deux…. C’est de fait à nouveau une question de discernement, de savoir quand il convient d’aller plutôt vers le un ou plutôt vers le deux. Par exemple, nous sommes furieux à l’encontre d’un automobiliste indélicat et aussi, nous sommes un peu furieux d’être furieux, nous ne sommes pas si fiers de nous-mêmes. Ou encore, nous avons bien envie de passer un moment avec un ami, avec une amie que nous avons rencontré par hasard et en même temps nous aimerions rentrer chez nous pour vaquer à telle occupation importante à nos yeux ... Dans les deux situations, il importe de prendre conscience de ce que nous sommes partagés. Comme scindés.
Philippe : Cette division ou scission de nous-même par nous-même me semble naturelle et comporter un aspect positif. Que se passerait-il en effet si nous étions en colère sans aucune réserve par rapport à cette colère ? Ou si nous suivions toujours ce qui se présente à nous, réglant notre conduite au gré des circonstances : je rencontre fortuitement un ami donc je passe tout mon temps avec cet ami ? Ou si au contraire je n’obéissais qu’à des automatismes et à des injonctions prédéterminées : mon ami souhaite me parler d’une chose importante pour lui mais j’ai prévu de rentrer pratiquer une séance de yoga ; et donc je plante là l’ami et je rentre ? Est-ce là notre libre-arbitre ? Est-ce bien là notre cheminement vers la liberté ? Sûrement pas. Et cependant nous sommes ainsi souvent scindés, divisés, partagés. Nous devons pouvoir accepter, prendre conscience qu’il en est ainsi, nous devons accepter nos clivages et nos dualismes psychiques si nous voulons aller vers l’un. Et il en va de notre intérêt, de notre dharma, pour nous et pour les autres, de nous rassembler en une direction.
Isabelle : S’il est essentiel de nous rassembler en une direction, il paraît de même bien nécessaire de prendre conscience de notre côté parfois très monolithique, trop entier, d’accepter que nous soyons ainsi « un », un peu « trop-un », trop unifié sur nous-même. En prendre conscience, c’est nous ouvrir à cette unité massive et coagulante, pour l’analyser et aller vers le deux.
Philippe : Par exemple, nous sommes vraiment content de jouir de l’estime de notre entourage. C’est bien naturel et c’est tant mieux. Mais ne sommes-nous pas parfois trop identifié à cette image de nous-même, que nous produisons, que nous projetons et que les autres véhiculent ou rehaussent ?
Isabelle : L’identification. Sārūpya. C’est associer un peu vite, par intéressement, par peur de perdre, par habitude, deux réalités qui sont pourtant distinctes.
Ainsi, sont deux choses différentes: notre intellection, d’une part, et, d’autre part, la pertinence, la qualité d’une conférence que nous écoutons, d’un cours que nous suivons, d’un écrit que nous lisons.
Sont encore deux choses différentes : mon intention dans l’action et le résultat de l’action. Quand bien même le résultat correspond, presque par chance, à l’intention, ce sont deux réalités différentes. Mon intention m’appartient toujours. Le résultat ne m’appartient jamais. Et encore sont des choses différentes: notre corps, nos paroles, notre psychisme et l’impression qu’ils laissent à autrui. En séduction ou en répulsion. Notre corps n’est pourtant pas qu’un objet de séduction ou de répulsion pour autrui. De même la parole, le mental et l’intelligence ... Ce sont autant de réalités différentes. Mais nous sommes d’ordinaire tellement reployés, repliés sur nous-même que nous ouvrir à l’analyse, à la distinction, à la différentiation des différences, au discernement des dualités et à la discernation de la dualité essentielle, nous paraît hors de portée ou reste simplement hors de nos vues. Pourtant, il est tout autant nécessaire de discerner que de chercher, à de tout autres moments, à nous unifier.
Philippe : Se trouve et se rencontre, dans les Aphorismes du Yoga, un concept qui exprime bien cette nécessité, comme au rythme d’une lente pulsation ou d’une respiration tout intérieure, parfois de nous recueillir et de nous rassembler en un, parfois aussi de nous éployer régulièrement en deux ... C’est le concept de « viniyoga ».
Isabelle : Viniyoga - C’est là s’unir subtilement et très finement à telle situation. C’est là s’adapter à tel phénomène qui se présente et qui requiert de notre part une quête de l’unité ou au contraire une recherche de l’analyse. C’est adapter notre questionnement sur nous-même, non pas aux circonstances mais à tout ce que les circonstances mettent en jeu et en lumière : nos impressions mentales, nos tendances, nos conditionnements, nos imprégnations et nos réactions psychiques. C’est d’ailleurs pourquoi l’Auteur des Aphorismes nous conseille, lorsque nous sommes confrontés à des obstacles, lorsque nous sommes envahis par les problèmes, à rechercher l’union à un « principe » - ekatattvābhyāsa - c’est-à-dire l’union à une grande idée, à un grand principe, l’union à quoi que ce soit… mais à ce quoi ce que soit qui favorise notre recueillement et notre apaisement.
Philippe : Je pense encore à un dernier concept sanskrit qui témoigne, au plan sémantique, de cette équivocité éthique entre la recherche du deux et celle de l’un, entre deux et un. C’est le concept de « viyoga », qui peut signifier « viruddham yogam », « opposition à l’union », « désunion », « séparation », mais aussi « viśiṣṭam yogam », « union particulière, union spécifique, union profonde ».
Isabelle : Ainsi, jusque dans ce terme et jusqu’au bout, la question restera ouverte pour nous, de savoir ce qui convient le mieux, comment il convient, et quand il convient, d’aller vers le deux ou d’aller vers le un, de séparer ou d’unir.
Nous restons ainsi, ici et aujourd’hui, dans un yoga entre deux et un.
Philippe : Et vous, qu’en pensez-vous ? ...